
Pas question de traîner dans le secteur... Pas le moment de pleurer sur les morts... Histoire de fous, c'était marrant de boire et de danser, mais maintenant... Petit regard à la cantonade, qu'est-ce qu'ils fichent tous, ils ne se rendent pas encore compte que ça pue la merde ? Allez, direction les eaux, quitter cette île et regagner l'Onyx. Là-bas, au moins, on annonçait la couleur. Le Masque de Brume retira son masque, se déshabilla en un éclair et reprit sa forme de sirène. Les écailles luisaient au long de sa peau soudain translucide, comme une cotte de maille intérieure, et il plongea sans attendre dans la nuit froide et liquide. Pas question de crever à terre, au milieu de toute ce foutu ramassis d'emperruqués. Ou d'être mêlés à leurs conneries, d'ailleurs. Car il y aurait enquête et purge sans doute après cette folie sanglante. Il y aurait des têtes promenées sur des piques. Eh bien, pas la sienne. Elle filait déjà au milieu des vagues, quand un appel l'arrêta. Blindy ?
Oh, il l'avait laissée, pensant qu'elle était dans son monde, à son aise, et qu'elle n'avait aucune envie d'être emportée. Et puis il n'était pas un chevalier errant, pour jeter son dévolu sur une princesse en détresse et l'emporter sur son cheval blanc d'écume, conneries aussi tout ça. Il l'avait déjà oubliée. Mais si c'était elle qui l'appelait, bien sûr... Il se retourna, flottant entre deux eaux, bercé par la tranquillité imperturbable de son élément de prédilection. Trois silhouettes sur le bord. Et une demoiselle en détresse entre ces deux gardes du corps dissemblables et confus. Ils voulaient son aide ? Pourquoi ? Qu'il leur trouve une embarcation ? Oh, il pouvait bien faire ça. C'est juste qu'ensuite il faudrait le payer. L'engager, pourquoi pas ? Ça leur aurait fait du bien à tous les trois, un garde du corps qui sache faire son job.
OK, noté, songea-t-il en revenant vers la rive à longues brasses fluides. Le papier, c'est l'adresse de la fille, et c'est là qu'on va.
Alors qu'il disparaissait un instant sous l'eau pour faire les derniers mètres plus rapidements, l'ondin vit une forme blanche s'écraser à la surface et s'enfoncer lentement, laissant derrière elle un nuage de sang. Oh merde. Ça recommence. C'était le garde du corps presque à poil, celui qui portait des cordes de marin en guise de bijoux. Un type qui aimait les loisirs festifs et les soirées particulières, à n'en pas douter. Foutus aristos décadents, ils ne savaient vraiment plus quoi faire de leur pognon. Enfin, lui, en Onyx, il en avait vu, deux trois soirées comme ça, à l'impro, rien de très réglementaire. Il n'était pas sûr que remonter à la surface était une bonne idée... Mais en utilisant ce mort comme bouclier, ça irait sans doute. Au pire, il replongerait vite et cette fois, vogue la galère.
En apparaissant au milieu des roseaux, l'homme-statue poignardé semblait flotter comme le font les cadavres au bout de quelques minutes, avant de s'enfoncer définitivement. Mais à bien y regarder, une tête couverte d'écailles bleues jetait des regards prudents par dessus son épaule. L'ondin vit la fille à terre, et l'autre garde du corps, celui qui était juste à moitié à poil, et qui portait des tatouages un peu partout, se débattre sous une pluie de coups de couteau. Il garda le silence et se garda bien d'intervenir. Tout ça le dépassait. Note pour plus tard : ne pas trop revenir traîner dans ces eaux-ci avant un long moment, il y a une folle qui squatte les environs. Dès qu'elle s'envola en quête d'une prochaine victime, il abandonna son bouclier humain au courant, et grimpa sur la rive pour examiner la demoiselle en détresse, l'Arlequine effrayée, qui se pendit à ses bras.
Elle était belle. Et puis, elle lui faisait un peu pitié. Et ce papier à côté d'elle, taché de sang maintenant, c'était son adresse à elle. Sans doute, du groupe, c'était elle qui avait le pognon. Bien, on allait s'occuper de son cas. Il lut rapidement le contenu du papier – houla, ce n'était pas du tout un voyage qu'il avait prévu de faire, mais après tout... quitte à se mettre au vert pendant un temps – et il la souleva dans ses bras. Là-bas, au loin, d'autres hurlements montaient de la foule, où la folle volante au couteau faisait un carnage. Des sorts fusaient pour tenter de l'arrêter. Tant pis hein, quelqu'un lui raconterait comment ça s'était fini ! Lui, il partait ! A nouveau, le fleuve l'enveloppa de ses bras rassurants, et la fille pendue à son cou émit un couinement de terreur en s'apercevant à quel point l'eau était froide.
- "T'inquiète, princesse. On n'y restera pas longtemps. Je te ramène à la maison."
C'était marrant, maintenant qu'il était en contact physique avec elle, il sentait quelque chose de familier, une présence qu'il reconnaissait presque. Lui qui avait des affinités de communication avec toutes les créatures aquatiques, il s'attendit presque à ce qu'elle se transforme aussi, mais rien, elle tremblait comme une petite terrienne ignorante qui n'a jamais piqué une tête dans le Fleuve, et elle pataugeait à peine, incapable de nager. Il avait dû avoir une illusion... d'ailleurs, en quelques secondes, cette impression disparut.
Direction le quartier Perle. Il y avait là-bas un embarcadère au pied duquel, en nageant d'un coup jusqu'au fond, il était possible de traverser. De tomber dans un autre monde. C'était ce qui était inscrit sur le papier en tout cas, et là-bas, il faudrait retrouver la famille de cette fille. Tout ce qu'on savait, c'est qu'elle avait un chat. Bah, ça ne pourrait pas être si compliqué. Au moins c'était loin. Et il serait un héros. Bon, trop de temps sans se transformer, ça lui pèserait sans doute mais... Là-bas aussi, on avait toujours besoin d'un garde de sécurité, non ?